Une autre lettre du Poilu grenoblois Pierre Gautier, datée du 20 décembre 1915, il y a 100 ans jour pour jour.
Depuis deux jours, je voulais faire cette lettre et seulement ce soir, je dispose d’un moment avant d’aller me coucher. A peu près à la même heure avant hier soir, je m’étais installé au réfectoire pour écrire, quand subitement toutes les batteries environnantes se mirent à cracher pendant dix minutes sans interruption. Les éclairs illuminaient le ciel et tout remuait dans le village. Bien entendu, au lieu de m’occuper de ma correspondance, j’ai voulu me rendre compte de ce qui se passait et d’un petit monticule sur lequel j’étais monté avec quelques camarades, je n’ai rien vu du tout ! Le brouillard était opaque. Je ne parle pas des éclairs qui se voient toujours de très loin mais des éclatements qui se produisirent sur les tranchées ennemies jusqu’à onze heures. Trois fois, nos artilleurs ont recommencé ce concert bruyant et certainement peu agréable pour les Boches. Deux jours avant, un des leurs, un sous-officier s’était rendu et avait donné des indications précises sur les mouvements des troupes qui devaient se produire le jour de la relève. C’était sur des colonnes que nos artilleurs tapaient si courageusement. Les habitants des tranchées s’en mêlaient aussi car, en entendant la fusillade et la mitrailleuse de temps en temps. Enfin c’était parfait.
Tant mieux pour nous si nous avons pu démolir des Boches. Nous sommes en guerre mais je pense encore à la lâcheté de cet homme qui a fait tuer ses camarades. C’était paraît-il un embusqué débusqué. Il n’avait que trois jours de tranchées.
Avec tout cela, je n’avais pu faire. Aussi, je m’étais promis de bien employer la soirée d’hier pour rattraper le temps perdu. On dit bien que le temps perdu ne se rattrape pas mais en guerre, on rattrape tout sauf les obus qu’on laisse passer. C’est plus prudent ! Toujours dans le même local, car je n’ai pas le choix. Je m’étais mis pour faire ma lettre hier soir et, de huit heures à onze heures, trois amis sont restés à ma table. Déjà bien énervé par mon travail de la journée, je ne pouvais absolument pas écrire en écoutant discuter à côté de moi. J’étais furieux. Ne sachant plus où aller, je suis resté avec eux, tout naturellement, je me suis mêlé à leur conversation tout en pensant qu’ils feraient bien de me laisser tranquille. Je suis comme toi, je n’aime pas vivre seul mais quand j’ai quelque chose à faire, je voudrais pouvoir le faire: tu me comprends.
Enfin, aujourd’hui, je suis à peu près certain de ne pas être ennuyé. Tous les sapeurs sont allés se coucher et je reste seul toujours dans le fameux réfectoire ajouré. Nous avons du brouillard maintenant. Il fait beaucoup moins froid que ces derniers jours mais il ne fait pas chaud pour cela. Je sens l’air qui passe sous la toile et tout à l’heure, je serai complètement gelé; c’est une habitude.
Les Boches, les obus et le froid, tout cela n’est rien à côté de ce qui m’inquiète depuis plusieurs jours. Le travail ne me fait pas peur mais je suis navré d’être tombé avec un chef absolument incapable, presque un imbécile. Je me trouve placé dans une situation très délicate entre un Commandant qui me connaît et ce pauvre garçon qui ne comprend absolument rien. Il ne m’ennuie pas mais m’énerve tellement que j’arrive à ne pas pouvoir le supporter. Ce soir encore, il a fait une grosse bêtise. Aussi dès demain matin, je vais lui expliquer ce qu’il en est. Pauvre France ! Enfin, je n’en dis pas plus long. Dans une lettre officielle, j’expliquerai tout cela à Papa. Je regrette le temps où j’étais avec le Capitaine C. ou l’adjudant Chapelain. On faisait du travail utile intéressant.
En fait de repos, j’ai travaillé toute la journée d’hier et pour rien du tout.
J’insiste pour que tu me comprennes bien, Chère Maman, d’un côté, je dis tout va bien et d’un autre, tout va mal. Je m’énerve de voir travailler de la sorte surtout en temps de guerre. Je prétends que ce n’est pas le moment de faire des choses à la légère. Autrement, je me plairais ce soir ici. Je suis bien installé, en bonne santé et suis avec de bons camarades.
Tout à l’heure, j’étais tellement surexcité que si je n ‘avais pas eu ce retard, je serais presque allé me coucher aussitôt. Je me suis raisonné et surtout, je tenais absolument à ce que ma lettre arrive avant la Fête de Noël qui ne sera pas encore très agréable pour nous cette année. Mon ami Glachet est venu à quatre heures rejoindre notre vieille équipe installée avec le quartier général de la Compagnie dans le village où j’étais pendant le mois qui a précédé ma permission. Il y aura certainement une belle messe de minuit dans l’église du village. Eugène Schaller prêtera son concours je crois. Enfin, je m’ennuierai toujours moins qu’ici. Je serai avec de vieux amis.
Tout de même, j’en arrive au sujet principal de cette lettre puisque tu veux bien t’occuper de mes photos, Chère Maman. Je vais d’abord te remercier du petit envoi et ensuite te demander quelques renseignements qui m’intéressent. C’est pourquoi je m’adresse directement à toi.
1er J’envoie toutes les photos pour que Tante Marie et M. Tillon puissent les regarder car je suppose que tu n’en as fait tirer qu’une collection.
2ème Avec toutes celles que j’avais ici, je les ai placées dans un petit carnet-album que je suis content de regarder. Je serais très heureux que tu me les renvoies toutes pour les mettre à leur place. Pour éviter d’en faire un envoi spécial, tu pourrais en mettre 3 ou 4 dans chacune des lettres. Tu mettras de côté dans la serviette celles qui ne font pas partir de la petite collection. Je les ai en double.
3ème Puisque Mme Oddoux a été si aimable, je saurai m’en rappeler. Dorénavant tu voudras bien porter mes bobines au fils Martinotto, je lui en avais parlé, il le fera volontiers.
D’abord, je ne sais pas si ces taches ne sont que sur les épreuves mais j’ai trouvé que les marques de doigts ne manquaient pas sur les photos de Papa en particulier et sur d’autres encore ! Si ces pellicules sont marquées ainsi, je ne suis pas content du tout.
4ème Mme Oddoux a numéroté les épreuves en pensant peut-être que nous en commanderions des douzaines. Je crois qu’il n’en a jamais été question.
Dis-moi ce qu’elle t’a pris pour ce travail et, si tu as l’intention d’en faire tirer d’autres. Je suis trop content de regarder ces photos. C’est pourquoi je te demande de me les envoyer.
5ème C’est peut-être un oubli, mais tu ne m’as pas dit comment tu les avais trouvées. Etant donné le temps qu’il faisait, je ne suis pas mécontent du résultat. Celles tirées par Lisi sont bien tirées, tu lui feras des compliments. Celles d’Allevard sont superbes. Il en manque une que j’avais tirée avec M. Tillon. Est-elle mauvaise ou s’est-elle égarée ?
En parlant des ces photos je pense encore à Allevard mais malheureusement la vie est moins calme ici. A l’instant nos artilleurs viennent de sonner l’extinction des feux aux boches. Hier, j’ai entendu la canonnade toute la journée. Je dessinais et chaque coup tiré par une grosse pièce placée assez près me faisait dévier la main. A la fin, on n’y fait plus attention du tout. Jour et nuit, c’est toujours la même musique.
Béquet doit m’apporte une ou deux bobines. Le premier jour de soleil, je pourrai faire des choses intéressantes.
Pour compléter ma lettre concernant les petits colis, il me reste à te demander de joindre à chaque colis deux ou trois bougies au lieu d’une et quelques petits pains. Ce que nous appelons le pain K.K!
Tu voudras bien faire de toutes mes amitiés à Monsieur Tillon et communiquer à tante Marie mes lettres écrites depuis mon retour de permission. Je voudrais pouvoir faire mieux mais j’espère que tout le monde comprend bien notre situation.
Je n’ai pas encore trouvé un moment pour aller voir Monsieur Bret.
J’espère que la chance continuera à me favoriser pour me permettre d’être avec vous pour Noël 1916 !
Mes amitiés à toute la famille.
Reçois Chère Maman les remerciements et meilleurs baisers de ton fils.
Pierre