Texte écrit et publié dans le blog de l’Ancone Culture et Partimoine:
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Il a toute sa place dans unmondedepapiers. Un montilien, Francis Bourg, raconte la petite dizaine d’années qu’il a passée comme marinier sur le la Rhône pour le compte de l’H.P.L.M.

Couverture du livre de Michel-André Tracol qui, en enlevant le S à RHODANIENS, illustre parfaitement cet article.
Francis Bourg aime le Rhône, vit près du Rhône, se souvient de son passé sur le Rhône, à une époque où le fleuve était encore libre. Il a vu le Rhône se laisser dompter par l’homme et par les digues de la C.N.R.
Son histoire avec le fleuve a commencé tôt, à l’âge de 14 ans quand il rentra comme apprenti dans les chantiers fluviaux de la E.G.B.H. (1) qui occupaient à l’époque des espaces industriels près du pont du Teil, sur la commune de Montélimar. Ces chantiers ont dû migrer avec l’aménagement de la chute de Montélimar à La Coucourde ce qui leur a permis de se moderniser. Apprenti, Francis était un peu le garçon à tout faire, dévoué au nettoyage autant qu’à tenir le rivet, souvent rouge cerise, quand l’ouvrier l’emboutissait pour joindre deux tôles. Dur apprentissage du monde de l’entreprise !
Très jeune, bien avant l’âge légal pour embarquer qui était alors fixé à 16 ans, il entra ensuite en tant que matelot à la Compagnie Générale de Navigation H.P.L.M., le Havre-Paris-Lyon-Marseille (2). C’était l’année où cette société fêtait son premier siècle d’existence. Il y passa une petite dizaine d’années dans le transport puis dans le dragage du fleuve.
Le transport en premier. Il s’agissait de transporter des matériaux entre Lyon et Marseille et inversement. A la descize (3), le bateau embarquait du fer en barre à Lyon pour le livrer au port de la Joliette. Cela signifiait pour les bateaux, un joli périple. Après la descente du Rhône, ils faisaient un petit passage en Méditerranée dans le golfe de Fos entre Port-Saint-Louis-du-Rhône et Port-de-Bouc, avant de traverser le tunnel du Rove, dernière étape avant l’Estaque et la Joliette, ce tunnel du Rove aujourd’hui fermé suite à un effondrement partiel de la voûte dans les années 60. Ce transport durait 2 jours. A la remonte (4), c‘était du sel qui partait des Salins-de-Giraud pour l’industrie chimique lyonnaise. Quelquefois du vin d’Algérie. Dans ce sens, c’était bien plus long et il fallait 4 jours pour atteindre Lyon. Les escales se faisaient ici et là, au gré de l’avancée de la péniche sur le fleuve, pas forcément dans un port. Il fallait alors accrocher solidement le bateau à des arbres, suppléants les bittes plantées à cet effet dans les ports.

A bord des péniches, 4 hommes : le capitaine et son second capables de tout faire, un marinier et un matelot prêts à toutes les tâches eux-aussi. Pour Francis, au début, ce n’étaient pas les plus nobles : entretien et lavage du pont, les cuivres, les peintures, les logements, la cuisine. Le bateau embarquait des vivres pour le trajet mais les escales étaient nécessaires pour rompre la routine du voyage.
A cette époque, un seul aménagement du Rhône existait, celui de Donzère-Mondragon, inauguré en 1953 par le président de la République Vincent Auriol. Cela signifiait que lors de ces trajets, on ne devait franchir qu’une seule écluse, celle de Bollène, une écluse automatique bien différente de celles qui existaient en amont de Lyon sur la Saône, telle celle de Couzon-au-Mont-d’Or, que les mariniers devaient manœuvrer eux-mêmes quand il fallait aller faire un chargement du côté de Chalon-sur- Saône ou se rendre aux chantiers fluviaux où avaient été construits bien des navires de la C.G.N.-H.P.L.M..
La péniche était tout de même assez impressionnante : 76 mètres de long pour 7 mètres 50 de large, 750 tonnes pour une puissance des 2 moteurs diesel de 500CV qui fonctionnaient au fuel léger. Un système de réchauffeur permettait une alimentation des moteurs au fuel lourd, une huile proche du goudron !
Après une année et demie à naviguer, Francis passa sur des dragues. Leurs fonctions consistaient à nettoyer les fonds du fleuve comme à Montélimar, au confluent Rhône-Roubion, non loin de l’usine Lafarge du Teil. Les graviers charriés par l’affluent se déposaient dans le lit du Rhône et pouvaient gêner la navigation en période de moyennes et basses eaux. N’oublions pas que les péniches étaient chargées au maximum à l’aller comme au retour. Il fut l’un des derniers mariniers chauffeurs c’est-à-dire marinier à naviguer sur la drague à vapeur « la Lyonnaise » fonctionnant au fuel léger. La chaudière « basse pression » de la drague produisait une pression de 8 bars. Elle servait à propulser le bateau, à mouvoir la chaîne à godets raclant le fond du fleuve et les cinq treuils servant aux manœuvres. Le rôle du chauffeur était primordial.
Il passa ensuite sur la drague C.N.R. 2 qui était la seule à fonctionner à l’électricité. Une électricité produite par un générateur accouplé à un moteur diesel. Puis ce fut l’automoteur C.N.R. 3 qui contrairement à ce que son nom semble indiquer appartenait aussi à l’H.P.L.M. : 2 moteurs diesel Duvant construits à Valenciennes de 8 cylindres pour une puissance totale de 1 000 CV.
Pendant les 7 années qu’il passa sur la drague, Francis vit la C.N.R. construire des barrages, usines hydro-électriques, digues et canaux qui allaient dompter mais aussi défigurer le paysage rhodanien. Ce fut le cas au niveau d’Ancone, coupé du fleuve par des montagnes de terres et de roches, coupé du Rhône qui pourtant, dans un passé lointain, avait été la raison d’être du village. Cet aménagement du Rhône de Montélimar ne fut jamais inauguré, le président René Coty étant très occupé, au moment où cela aurait dû se faire, par des mouvements sociaux dans les mines de Saint-Etienne, à une époque où le charbon était l’énergie principale indispensable à la reconstruction et au développement de la France ! Puis après la chute de Montélimar, ce furent ensuite en amont celle du Logis-Neuf, celle de Beauchastel… Pour les suivantes, Francis avait alors quitté le transport fluvial pour la route que la modernité et des lobbies étaient en train de développer et rendre indispensable.

Un bateau à roue à aubes et aux 2 cheminées dans le célèbre -et dangereux- virage du Revestidou.
Comme d’autres, il fut observateur avisé du spectacle des grands citernes du Rhône, les Citerna et les Rhodania qui transportaient le pétrole depuis Fos jusqu’à la raffinerie de l’agglomération lyonnaise : 4 jours pour monter 450 tonnes d’hydrocarbures, 1 jour pour descendre à vide ; dans le meilleur des cas, une rotation de pétroliers tous les 6 jours sans jour de repos sinon pour Noël, Pâques, le 1er Mai ou la Saint-Nicolas (5) un rythme de vie qu’il connaissait lui aussi quand il servait sur les bateaux !
Francis aime à citer aussi les passages délicats du Rhône qui demandaient attention et implication de tout l’équipage : Arles tout d’abord et le passage délicat des rochers de Terrain, le confluant Rhône-Durance près d’Avignon avec des bancs de sédiments changeants, les rapides de Saint-Etienne-des-Sorts et de Pont-Saint-Esprit, le passage du « défilé de Donzère », tombeau de bon nombre de bateaux depuis des temps immémoriaux. Plus au nord, c’était le passage délicat non loin du château des Roches à Savasse, le P.K. 150, en face de l’actuelle centrale nucléaire, autant par hautes que basses eaux, maintenant noyé par le lac de retenue du barrage de Rochemaure. Enfin, il n’oublie pas la Table du Roi en amont de Tain-Tournon qui pouvait piéger des marins chevronnés. Il y avait aussi ces rodées dangereuses (on dirait virages s’il s’agissait d’une route) où le croisement de bateaux était très délicat: la rodée du Revestidou entre Caderousse et Montfaucon, de loin la plus dangereuse, où avant l’utilisation de la radio, un système de signaux était installé sur les hauteurs de Montfaucon pour prévenir les capitaines, celles de Condrieu et de Ponsas, plus au nord, où là aussi les mariniers devaient se fier aux indications de guides sur les hauteurs environnantes pour éviter les accidents. N’oublions pas qu’un bateau ne s’arrête pas aussi facilement qu’un camion ou qu’une voiture ! Car il fallait être formé et attentif à tous ces pièges changeants. Quelquefois, en période d’étiage, c’était tout l’équipage qui était sollicité pour sonder le tirant d’eau avec des perches. Deux hommes, un à bâbord et un à tribord informaient sans arrêt le capitaine dans le choix du chenal idéal. De nos jours, la navigation a été considérablement aseptisée par les aménagements modernes, ce qui rend d’autant plus incompréhensibles les quelques accidents comme ceux survenus au niveau de La Voulte dans un passé récent, preuve de l’amateurisme de quelques capitaines, pour Francis.
Comme bien de passionnés de l’histoire de la batellerie sur le Rhône, ce sont les toueurs qui rendent intarissable Francis Bour. Ces « bateaux à 2 culs » comme on les appelait alors, œuvraient à la remonte entre Pont-Saint-Esprit et Pont d’Isère où la pente fleuve était la plus redoutable. En amont et en aval, des remorqueurs classiques, moins puissants, suffisaient. Chaque toueur remontait son train de barques chargées de marchandises diverses, du vin bien souvent, sur une distance de 12 à 14 kilomètres, la longueur du câble sur lequel il se tractait. Le soir, c’est en haut de son parcours qu’il passait la nuit car si le câble avait reposé toute une nuit sur le fond du fleuve, les sédiments charriés par les eaux auraient causé quelques problèmes en le recouvrant. C’est au moment où les remorqueurs furent aussi puissants que les toueurs que sonna la glas de ces derniers, à la fin des années 30. Un des derniers toueurs existant croule sous la rouille au port de l’Epervière à Valence, à moitié immergé, attendant des financements qui n’arrivent jamais pour sa restauration (6).
Pour Francis, même nostalgie pour l’époque de la traction à vapeur sur le Rhône. Une vapeur créée par la combustion du charbon comme dans les locomotives puis celle du fuel. Une vapeur qui servait à faire avancer le bateau mais aussi à manœuvrer les treuils pour contrôler et guider les trains de barques. Une vapeur créée dans une salle des chaudières dans laquelle la température avoisinait les 50° et où les cuivres comme les sols devaient être d’une propreté absolue.
Francis, ancien marinier, ne regrette rien de cette époque et de ses 10 années passées sur le fleuve. Pourtant le métier était dur et dangereux. Dur car les journées commençaient tôt, à 3 heures du matin pour bien souvent se terminer vers 20 heures ou 22 heures suivant la visibilité. Dangereux car le Rhône était toujours présent, prêt à vous engloutir à la moindre inattention. Les machines également ne laissaient aucun moment de répit.
Ancien routier de son second métier, maintenant retraité, Francis prend plaisir à se rendre à bicyclette sur les berges du canal de dérivation du Rhône, non loin de chez lui, une berge aujourd’hui asphaltée grâce au projet ViaRhôna qui permet à beaucoup de riverains de redécouvrir ce qui reste du fleuve-roi. Mais il regrette toujours que les capitaines des gros bateaux qui circulent sur le canal ne prêtent attention au salut qu’il leur adresse et ne le lui rendent pas comme cela se faisait à son époque. Autre temps, autre matériel, autre mentalité, autres mœurs ! Dommage !!! (7)

Merci pour cette rencontre organisée par Jeannot Tschanz, voisin et ami de Francis Bourg, dans l’île du Tonneau, près de Montélimar, entre Rhône, Meyrol et canal.
Notes:
1- E.G.B.H. Entreprise Getten Bourguet Heraudeau du nom des 3 associés ayant créés ce chantier fluvial. Une entreprise dans laquelle régnait un esprit de famille et où il faisait bon y travailler. Ce chantier est devenue l’entreprise Tournaud qui appartient au groupe Vinci.
2- la C.G.N.-H.P.L.M. lire une intéressante bio de cette compagnie sur la page http://frenchtugs.free.fr/cies/fluviaux/hplm.htm
3-la descize, terme rhodanien signifiant la descente du fleuve, de Lyon à Arles et à la mer.
4-la remonte, c’est le terme désignant le trajet Méditerranée-Lyon sur le Rhône.
5-à l’époque du halage, pour la Saint-Nicolas, les chevaux comme les hommes avaient droit à double ration dans les relais qui jalonnaient le chemin.
6-voir un article de ce blog nous montrant des photos de ce toueur de l’Épervière prises par nos soins en février 2016.
7-à l’époque où il naviguait sur le Rhône, lorsque son bateau passait au niveau de l’île du Tonneau, le capitaine n’oubliait jamais d’actionner le « ténor », la corne de brune, pour saluer les proches de Francis à terre, à commencer par Nanette, sa maman ainsi que ses frères et soeurs, les voisins et amis.