A la suite de l’article d’hier sur la campagne d’Italie du 2ème R.A.M., voici une contribution parue en 1973-74 dans la revue Le trait d’union des artilleurs de montagne, publication gardée par Séraphin dans ses vieux papiers. Il était membre de cette amicale comme en atteste cette carte.
Note: Article initialement paru le 15 février et déplacé pour la cohérence des articles sur la Grande Guerre de Séraphin Guérin


Deux numéros par an pour cette feuille des 2ème, 94ème et 96ème Régiments d’Artillerie de Montagne. Le texte reproduit en intégralité ci-dessous a été publié au second semestre 1973 et au premier semestre 1974. Il raconte les jours qui précèdent la Noël 1917 et le 25 décembre 1917, marqués sous le signe de la violence. Il a été écrit 56 ans après les faits par Léandre Allemand de la 6ème batterie du 2ème R.A.M. (Séraphin était à la 12ème batterie).


A l’automne 1917, bien qu’ils tinssent des positions que l’on croyait inexpugnables, les Italiens, sous le choc massif de l’Armée autrichienne, grossie de quelques divisions bavaroises, lâchèrent pied à Caporetto, sur l’Isonzo, où ils avaient poussé leur front en vue de Trieste.
La « retirado » se précipita en déroute et déferla à travers monts jusque dans la plaine de Vénétie.
De l’Isonzo franchie, l’armée d’invasion ne put être contenue sur le Tagliamento où quelques tentatives d’arrière-garde échouèrent, et vint se fixer sur le cours méridional de la Piave, le troisième des feluves côtiers qui, dévalant des Alpes Tyroliennes, vient paresseusement mourir sur les rives de la pâle Adriatique.

La poussée ennemie envahit la chaîne des montagnes qui couvre la Vénétie; et le front se stabilisa imprécisément sur une ligne qui, du sud au nord suivait la Piave jusqu’au Mont-Tomba, jusqu’à l’appui de résistance de la colline de Montello et, formant l’équerre, s’enfonçait d’Est en Ouest au travers du Grappa dans les Monts d’Asiago, où la défense put mieux s’organiser sur un sol tourmenté, et où les combats épiques s’inscrivirent en faits d’armes dans l’histoire militaire italienne.
Les Alliés furent appelés à la rescousse; et 2 grosses divisions françaises bien entraînées et rompues aux combats de montagne, chasseurs et artilleurs, avec des escadrilles de bombardiers et de chasse, de l’artillerie lourde et de campagne, des corps de pontonniers, de l’infanterie alpine… et un gros contingent écossais parvinrent d’abord à contenir l’avance ennemie, puis à la fixer sur la ligne en équerre que je viens de tracer.
Ma batterie de montagne fit partie de l’Armée d’Italie, formule moderne aux buts différents de ceux que l’Autre, la Napoléonienne avait poursuivis.
Depuis Brescia, nous cheminions à travers la campagne, en bordure du front montagneux, tantôt en…

position d’attente d’une nouvelle percée ennemie, ou en position de repli, comme au nord de Castelgomberto, tantôt en direction de la montagne où bersaglieri et chasseurs français essayaient d’endiguer un ennemi évidemment fatigué de sa longue avance à travers monts et vallées, où la Starda del Grappa et le mont furent une base stratégique, comme une citadelle où se cramponna la résistance italienne et où se brisa l’élan ennemi.
La route était encombrée de fuyards qui, par petits groupes épars regagnaient en désordre, un arrière déjà peu sûr. Le découragement et la longue fuite tiraient des visages hirsutes, poussiéreux, fatigués. Ils nous regardaient, surpris de nous voir un recours qu’ils disaient vain: « la guerra e finita, rincasate! »
Ces hommes sans armes et dont les uniformes étaient fripés, marchaient pieds nus et portaient à l’épaule leurs godillots suspendus par des lacets. Leur marche forcée avait-elle à ce point meurtri leurs pieds, ou voulaient-ils conserver ces précieux équipements vestimentaires pour la vie civile qu’ils espéraient prochaine et retrouvée en bout de course? C’était l’image hideuse de la déroute après la défaite.

Enfin, nous parvînmes, avec bien d’autres régiments alpins, des bataillons de génie, des batteries de campagne, de l’artillerie lourde… à Cittadella, puis à Castelfranco, et vers Montebelluna et Asolo, aux pieds des monts, dans une vaste plaine brumeuse, sous un ciel gris de décembre.
Toute cette armée, apparemment innombrable, bivouaqua sur place, sous la tente, autour de grands feux allumés de branches d’arbres coupées à la hâte dans des taillis qui quadrillaient la plaine de leur bois frêle, pour ainsi dire mort, où chevaux, mulets, chariots, fourgons, pièces d’artillerie… étaient parqués et abrités.
Nous étions en pleine vue des observateurs ennemis et certainement à portée des batteries autrichiennes qui, des montagnes proches où elles tenaient position, pouvaient nous atteindre. Nous nous attendions bien à quelques fulgurants 88; mais le calme de cette nuit d’hiver, sous le ciel bas et gris, resta étendu, tel un immense et rassurant filet, sur le gigantesque campement où les feux de bivouac faisaient danser des ombres.


Pendant toute la nuit, des hommes tournaient autour des feux. Sentinelles vigilantes, bien sûr, mais aussi cuisiniers impromptus, faisant rôtir aux feux de bivouac et bouillir dans les plats de campement des volailles déballées des sacs. Tout au long de la marche forcée, cantonnant au hasard d’une ferme, d’une fienile, les soldats français avaient fait main basse sur les volatiles haut perchés dans les arbres où ils passaient la nuit. En cette veillée des armes, ils alimentèrent le festin des guerriers. Toute la nuit, on avala du bouillon de gallina coupé de gros vin rouge et l’on grignota des cuisses de vecchi galli italiani.
Au petit jour, on leva le camp. Colonnes par colonnes, chasseurs et artilleurs de montagne gravirent les sentes des premières pentes pour prendre position.
Le Monte Tomba que l’ennemi tenait, était à la charnière du front. Dévalant le mont et déferlant dans la Vénézia propiria l’armée germano-autrichienne pouvait sans obstacles, s’avancer jusqu’en plaine lombarde; autant dire que l’Italie serait envahie. Il était clair qu’il fallait déloger l’ennemi des redoutes qu’il tenait.

Ma batterie de montagne campa 2 jours encore dans un petit village, à Castelcuco, et je fus détaché par son commandant pour aller reconnaître une position, d’où nos canons, bien qu’ils fussent défilés, pourraient de leurs tirs contrôler tout le mont. Toute l’artillerie française lourde et légère disséminée dans la plaine et sur les premiers contreforts, avait le même objectif de harcèlement et d’accompagnement au jour de l’attaque.
Face au Monte Tomba, sur une large bande du Monte Palona, comme sur une marche d’un immense escalier, abritée sur son flanc par un pan de rocher, tout près d’une grange qui avait dû servir d’abri aux animaux de pacage, je découvris sans peine l’emplacement pour une section de 2 pièces, les autres pouvant s’accrocher par derrière le rocher, sans vue directe sur le Tomba, mais pouvant régler leurs tirs plongeants sur le mont. C’était le propre des canons de montagne qui tiraient des obus lents à trajectoire peu tendue, de pouvoir sauter les obstacles.
Ma section dominait un large ravin entre les 2 montagnes où s’affairaient des artilleurs italiens autour de leurs bombardes.

La batterie prit position. les tirs furent vite réglés. Il était visible que les ordres donnés annonçaient l’attaque du mont. Nos tirs étaient sur zone, par delà le capuchon blanc du sommet enneigé, sur les sentiers où le ravitaillement en denrées et munitions était ainsi bloqué; et progressivement sur les pentes mêmes du mont, où nos obus devaient faire barrage d’accompagnement devant l’assaut des chasseurs alpins.
Il neigeait. IL faisait froid. Les hommes couchaient sous la tente, sur une litière de feuilles mortes de châtaigniers, tout près des pièces, un obus engagé dans la gueule béante du canon, pour qu’à la première lueur d’une fusée rouge, un premier coup donnât l’alarme et déclenchât le tir de barrage demandé.
Mais chaque nuit, jusqu’à une heure avancée, les artilleurs italiens qui avaient pris position dans le ravin en contre-bas, allumaient des feux et grattaient les mandolines: de vraies soirées de distractions, de détente plaisante, de joie de vivre, de fêtes tranquilles et insouciantes, en plein front. Et les batteries autrichiennes restaient muettes ! Etaient-elles subjuguées par l’audace insouciante italienne ou bien à court de munitions dont l’approvisionnement était coupé jour et nuit par nos tirs de harcèlement, voulaient-elles réserver leurs « dernières cartouches » pour repousser l’attaque qu’elles sentaient proche?

Les Italiens psalmodiaient une complainte désabusée qui courait dans leurs rangsdésordonnés. Ils riaient de leur malheur en ridiculisant leur Généralissime:
Il generale Cadorna mangia i bistecche
E noi, poveri soldati, mangiamo castagne secche,
E bing, E boum, E bone
E lontano dal canone
Il generale Cadorna scrive alla regina
S vuoli vedere Triesta, te la mandaro un cartolina
E bing…
et une vingtaine d’autres couplets du même ton lancinant de rengaine où le Général Cadorna en avait fait une « grosso » en surpeuplant la « Croce Rosso » que les Italiens grattaient sur leurs mandolines.

L’assaut eut lieu le 28 décembre, il fut réussi. Mais précédant l’attaque, la journée du 24 fut « marquée par une activité intense de notre artillerie », comme le dit le communiqué. De bonne heure, le matin, tous les canons alliés, harcelèrent retranchements et sentiers muletiers, sans que l’ennemi réagisse apparemment. Le tir s’intensifia tout au long du jour: un jour gris, maussade, triste, un jour mêlé de nuit où de petits flocons faisaient un rideau de fond sur lequel les obus lents de l’artillerie de montagne, apparaissaient à leur apogée, comme des points noirs qui se précipitaient en s’effaçant sur le mont enneigé, où leur éclatement, dans un nuage blanc, faisait des taches noires.
A la tombée du jour, les tirs cessèrent; la nuit enveloppa de silence le front de combat. Les feux des Italiens en bas du ravin, s’allumèrent; les mandolinistes donnèrent leur concert lointain, plaisant, aigrelet… Puis, tout s’éteignit, la neige même cessa de tomber…
Et tout à coup, on ne sut pourquoi, il pouvait être minuit, des fusées jaillirent des lignes, éclairant d’une blanche clarté le paysage blanc de neige. Des fusées rouges, à leur tour, demandaient l’artillerie qui fit pleuvoir sur le mont, des obus de tous calibres, dans un tintamarre de fracas et de sifflements où les éclairs brefs des départs et ceux éblouissants des arrivées, et les fusées maintenant de toutes couleurs donnaient le spectacle rare d’un gigantesque feu d’artifice, où les grenades éclataient en bruits sombres et où crépitaient le tac tac des mitrailleuses.

Tous les combattants étaient sur pied.
L’ennemi réagissait par à-coups, mollement, autant dire sans conviction, cependant qu’on eût dit qu’une rage s’acharnait sur le capuchon blanc comme pour le détruire.
C’est alors qu’un gigantesque brasier, soudainement, enflamma le mont. Les nuées, chargées de neige, couraient telle une épaisse fumée sur l’immense incendie.
Et dans un temps que les artilleurs mesurent pour situer les distances, un effroyable grondement de fin du monde secoua les vallons et, d’échos en échos, vint ébranler la plaine. On eût dit que le mont, entouré de tonnerres, était un Sinaï.
Un dépôt de munitions sautait.
Alors, de la nue éclatante, subitement entr’ouverte, ils furent nombreux, en cette nuit de Noël, ceux qui entendirent une vois qui leur disait: « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et pais sur terre aux hommes qu’il aime ».
C’était Noël !
On est loin des fraternisations de 1914, de la trêve de Noël tout simplement !
